vendredi 11 janvier 2013

Rien (suite 3)



Un escalier sombre qui a l'air d'un antre escarpé sinistre, humide, fétide.
-Ahi! malédiction! Bon sang de bon sang...
-Qu'est-ce que c'est? Vous vous êtes fait mal?
-Au pied. Ahi ! Ahi ! N'auriez-vous pas une allumette?
-Zut! je cherche la boite. Je ne la trouve pas.
A la fin, une lueur provenant d'une porte ouverte sur le palier de la troisième rampe.
Le malheur, quand il entre dans une maison, a ceci de particulier, qu'il laisse la porte ouverte de sorte que n'importe quel étranger peut s'introduire et y fourrer son nez.
Le docteur Mangoni suit en boitant le monsieur qui traverse une petite pièce sordide éclairée par une lampe à pétrole blanche, par terre, à côté de l'entrée, puis sans demander l'autorisation s'engage dans un corridor sombre, à trois portes, deux fermées et l'autre au fond, ouverte et faiblement éclairée. Il souffre. A cause de la douleur que lui cause son pied tordu, comme il se découvre le ballon d'oxygène entre les mains, la tentation lui vient de le flanquer dans le dos du monsieur, mais il le pose par terre, s'arrête, s'appuie au mur d'une main et de l'autre se serre fortement le coup-de-pied en essayant de remuer le pied de tous côtés, les traits contractés.
Entre-temps, dans la pièce du fond, une dispute éclate qui sait pourquoi entre ce monsieur et les locataires. Le docteur Mangoni lâche son pied et il est sur le point d'aller voir ce qui se passe quand le monsieur en tourbillon, se précipite sur lui:
- Oui, oui, des imbéciles! des imbéciles !des imbéciles!
Il a juste le temps de l'éviter, il se retourne et le voit buter dans le ballon d'oxygène.
-Doucement, doucement, je vous en prie.
Il s'agit bien de douceur! L'autre envoie un coup de pied dans le ballon, se retrouve dans les jambes, va tomber de nouveau, et tout en jurant se sauve tandis que sur le seuil de la pièce au fond du corridor, apparaît un bonhomme trapu, l'air emprunté, en pantoufles, un calot sur la tête, une grosse écharpe en laine verte autour du cou d'où émerge une grosse face enflée et violacée  qu'éclaire une bougie qu'il tient à la main.
-Pardon...alors, que je dis, il valait mieux le laisser mourir ici en attendant le médecin.
Le docteur Mangoni pense qu'il s'adresse à lui et répond:
-Eh bien, me voici, c'est moi.
Mais l'autre brandit la main qui tient la bougie, l'observe, et comme abasourdi lui demande:
-Vous? Qui?
-Ne parliez-vous pas du médecin?
-Le médecin? Quel médecin? s'insurge une voix criarde de femme dans la pièce, là-bas.
Et l'on voit se précipiter dans le corridor la femme de ce digne vieillard en pantoufles et en calot, trépidante, avec une tignasse grise frisée et ébouriffée, les yeux brouillés de fumée, fardée de façon obscène, qui frémit devant lui convulsivement. Relevant la tête de côté pour regarder, elle ajoute, impérieuse:
-Vous pouvez vous en aller! Vous pouvez vous en aller! On a plus besoin de vous! Il allait mourir et nous l'avons fait transporter à l'hôpital.
Et avec une tape brutale sur le bras de son mari :
-Mets-le à la porte!
Le mari pousse un hurlement et sursaute parce que ainsi frappé, des gouttes de bougie lui sont tombées sur les doigts.
-Hé, doucement, nom de nom!
Le docteur Mangoni proteste sans s'indigner autrement qu'il n'est ni voleur ni assassin pour qu'on le mette à la porte de cette façon, que s'il est venu, c'est bien parce qu'on est passé le prendre à la pharmacie, que pour l'heure, il n'y a gagné qu'un pied tordu, ce pourquoi il demande qu'on le fasse asseoir un instant.
-Vous avez raison, venez, asseyez-vous, monsieur le docteur, s'empresse de dire le vieux en le conduisant  dans la pièce du fond pendant que sa femme la tête encore levée de travers pour regarder à la façon d'une poule en colère, le dévisage, impressionnée par cette barbe farouche montant jusque sous les yeux.
-Attention, hein! fait-elle radoucie en guise d'excuse. Si pour avoir bien agi, il faut encore entendre des reproches...
-Oui, des reproches, ajoute le vieux en fourrant la bougie allumée dans le bougeoir sur la table de nuit à côté du lit vide, défait, dont les oreillers gardent encore l'empreinte de la tête du jeune suicidé. Tranquillement, il ôte les gouttes de bougie et poursuit:
-Parce que, ma foi non, n'est-ce pas? il ne fallait pas l'emmener à l'hôpital, il ne fallait pas...
-Il était tout noir, crie sa femme en sursautant. Ah! cette figure. on l'aurait dit sucée de l'intérieur. Et ces yeux! Et ces lèvres, noires, qui découvraient tout juste les dents, ici et ici. De moins en moins de souffle...
Et elle se cache la figue dans les mains.
(A suivre)

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