"J'aime lire allongée sur un canapé, mais ceci n'est pas une profession, hélas." Fran Lebowitz
lundi 14 janvier 2013
Rien (suite 4)
Il fallait donc le laisser mourir sans assistance ? redemande le vieux placidement. Savez-vous pourquoi il s'est mis en colère? Parce qu'il soupçonne, qu'il dit, que ce pauvre garçon était un bâtard de son frère.
-Et il nous l'avait flanqué là, reprend sa femme.-Elle saute de nouveau sur ses pieds en proie à la colère ou à l'émotion.- Là...Pour faire naître ce drame qui n'en finira plus maintenant parce que ma fille, l'aînée, est tombée amoureuse de lui, vous comprenez. Quand elle l'a vu mourir, quelle scène! Comme une folle elle l'a pris à bras-le-corps et l'a emporté avec son frère, le long de l'escalier, dans l'espoir de trouver une voiture dans la rue. Peut-être en ont-ils trouvé une? Regardez mon autre fille, comme elle pleure.
En entrant, le docteur Mangoni à déjà entrevu dans la salle à manger contiguë une grosse fille blonde, échevelée absorbée dans sa lecture les coudes sur la table, la tête entre les mains.Elle lit et pleure, oui, mais avec son corsage déboutonné et les rondeurs roses du sein exubérant presque entièrement découvertes sous la lumière jaunâtre de la suspension.
Le vieux père, vers lequel le docteur Mangoni complètement dérouté, se tourne, a des gestes de grande admiration. A cause des seins de sa fille? Non, parce que sa fille est en train de lire au milieu de ce flot de larmes. Les poésies du jeune homme.
-Un poète, s'exclame-t-il. Un poète! Si vous entendiez ça... Je m'y connais, puisque je suis professeur de lettres en retraite. C'est un grand, très grand.
Et il s'en va chercher quelques-unes de ces poésies mais sa fille, furieuse, les défend de peur que sa soeur aînée , de retour de l'hôpital avec son frère, ne les lui laisse plus lire, car elle veut les garder jalousement pour elle, comme un trésor dont elle seule doit hériter.
-Au moins quelques-unes que tu as déjà lues, insiste timidement le père.
Mais la fille penchée, couvrant les papiers de son sein, tape du pied et crie: "Non!" Puis elle les ramasse, les presse de nouveau sur sa poitrine découverte avant de les emporter dans une autre pièce, là-bas.
Alors, le docteur Mangoni se tourne de nouveau vers la tristesse de ce lit vide qui rend sa visite inutile, puis il lance un coup d'oeil à la fenêtre qui malgré le gel nocturne est restée ouverte dans cette chambre lugubre pour que la puanteur du charbon s'évapore.
La lune éclaire l'embrasure de cette fenêtre. Dans la haute nuit, la lune.Le docteur Mangoni se l'imagine, comme il l'a vue tant de fois en errant le long de rues écartées alors que les hommes dorment et ne la voient plus, plongée dans l'abîme et comme égarée au faîte des cieux.
Le dénuement sordide de cette pièce, de cette maison tout entière qui n'est qu'une des innombrables maisons des hommes, où ballottent, tentatrices, histoire de perpétuer la misère oiseuse de la vie, deux mamelles de femme comme celles qu'il vient d'entrevoir sous la lumière de la suspension dans l'autre pièce, l'envahit tout à la fois d'un découragement si glacial et d'une irritation si âcre qu'il ne lui est plus possible de rester assis.
(A suivre)
L'image illustrant ce chapitre d'une poésie rare est celle de Dino Campana ( Le poète italien des années 20)
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