mardi 15 janvier 2013

Rien (Fin)


Il se lève en grommelant pour s'en aller. Finalement, ma foi, ce n'est qu'un des cas qu'il lui arrive si souvent de rencontrer, quand il est de garde dans les pharmacies de nuit. Un peu plus triste que les autres peut-être, quand on songe que probablement, qui sait? c'était un poète pour de vrai, ce pauvre garçon. Mais en ce cas, tant mieux pour lui qu'il soit mort.
-Ecoutez, dit-il au vieux qui s'est levé aussi pour reprendre sa bougie. Ce monsieur qui vous faisait des reproches et qui est venu me déranger à la pharmacie doit vraiment être un imbécile. Attendez, laissez-moi parler. Non point parce qu'il vous a fait des reproches, mais parce que je lui ai demandé s'il était marié et qui m'a répondu que oui mais sans pousser un seul soupir. Vous comprenez?
Le vieux le regarde bouche bée. De toute évidence il ne comprend pas. Mais sa femme comprend,elle, et regimbe:
-Parce que, d'après vous, on devrait soupirer quand on dit qu'on a une femme?
Et le docteur Mangoni, du tac au tac:
-Comme j'imagine que vous soupirez, madame, quand on vous demande si vous avez un mari.
Et il le lui montre et il reprend:
-Pardon,si ce jeune homme ne s'était pas tué, vous lui auriez donné votre fille en mariage, n'est-ce pas?
La femme le regarde de travers un moment,puis, comme pour le provoquer, lui répond:
-Pourquoi pas?
-Et vous les auriez hébergés chez vous, n'est-ce pas? demande encore le docteur Mangoni.
Et la femme, de nouveau :
-Et pourquoi pas?
-Et vous, demande encore le docteur Mangoni tourné vers le vieux mari, vous qui vous y connaissez en tant que professeur de lettres en retraite, vous lui auriez conseillé de publier ses poésies?
Pour ne pas être en reste avec sa femme, le vieux répond à son tour:
-Pourquoi pas?
-Alors, conclut le docteur Mangoni, je le regrette mais il faut  que je vous dise que vous êtes au moins deux fois plus bêtes que ce monsieur.
Et il se retourne pour s'en aller.
-Peut-on savoir pourquoi? lui crie  dans le dos la femme, une vraie vipère.
Le docteur Mangoni s'arrête et lui répond posément:
-Permettez. Vous admettrez avec moi que ce pauvre garçon rêvait de gloire puisqu'il faisait des vers. Pensez un peu ce qu'il  en aurait été, de cette gloire, s'il avait publié ses poésies. Une pauvre, une inutile brochure de vers. Et l'amour? L'amour, la chose la plus vive et la plus sacrée qu'il nous soit permis d'éprouver sur terre. Qu'en aurait-il été? L'amour: une femme. Moins que cela, une épouse: votre fille.
-Oh! oh! menace la femme, les mains tout près de sa figure. Prenez garde à ce que vous dites de ma fille!
-Je n'en dis rien, s'empresse de protester le docteur Mangoni. Je me l'imagine très jolie certes et parée de toutes les vertus. Mais une épouse tout de même, chère madame, qui au bout d'un certain temps,mon Dieu nous le savons bien, la misère et les enfants aidant, en serait arrivée là... Et le monde, dites un peu? Le monde où je vais me perdre avec ce pied qui me fait si mal, le monde, voyez, voyez un peu, chère madame, à quoi il se serait réduit! A une maison, à cette maison. Vous comprenez?
Et avec des détentes de mains, comme de curieux gestes de nausée et d'indignation il s'en va en grommelant :
-Des livres! des femmes! Une maison...parlez-m'en...Rien..rien...rien... Démissionnaire !
Démissionnaire! Rien.


Bon, voici donc la fin de cet étrange affrontement poétique entre l'ironie et le tragique De ce jeu constant entre la comédie et le mélodrame, la mélancolie et l'humour corrosif.
L'âme du Sud  apparaît  tout entière dans ce texte court. Avec le cocher qui n'hésite pas à satisfaire un besoin pressant à deux pas du bâtiment d'une respectable institution comme la douane. Mais aussi, bien entendu, dans le personnage même du docteur Mangoni qui refuse le monde tel qu'il est, lui préférant l'hospice pour le gîte et le couvert et une oisiveté maîtrisée  plutôt que les  honneurs et  la respectabilité.
Et puis, il y a ce style qui balance lui aussi entre l'extrême précision des descriptions (les faits et gestes  des différents protagonistes nous sont livrés avec une rigueur et une écriture quasi-cinématographique) et une poésie rare.
Dans l'autre versant du texte , on peut lire des phrases  poétiques comme " Le docteur Mangoni se tourne de nouveau vers la tristesse de ce lit vide". Ou bien encore, ce passage illustrant encore plus précisément cette dualité comme : " Dans la haute nuit, la lune. Le docteur Mangoni se l'imagine, comme il l'a vue tant de fois en errant le long de rues écartées alors que les hommes dorment et ne la voient plus, plongée dans l'abîme et comme égarée au faîte des cieux."
Ce réalisme-poétique à la fois glacial et brûlant, c'est le Sud tout entier.
Julius Marx
Photo Marie-hélène Cingal / Flickr
Buste  de Pirandello (Palerme)
Pirandello est né à Agrigente  au lieu-dit "Le Caos" !

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