lundi 7 janvier 2013

Master-classe


Il est frappant de constater que dans la plupart de ses derniers opus traduits à ce jour en France le grand (que dis-je? Le TRES grand Donald Westlake ) ne place guère la fameuse intrigue ( qui obsède tant nos pauvres auteurs contemporains, probablement plus soucieux de pondre des romans  facilement adaptables  pour  l'industrie  du divertissement coûteux) en tête de gondole.
Ainsi, dans Put A Lid On It (Motus et bouche cousue) l'homme semble ne s'intéresser qu'aux seuls personnages. Du personnage principal ,Francis Xavier Meehan, un cambrioleur surdoué qui va se frotter à des fripouilles de la politique, on apprend tout on presque. Au fil des chapitres, si l'intrigue progresse évidemment elle le doit en grande partie à l'exploitation des personnages qui se découvrent sans aucune pudeur ou presque. On s'étonne même de  voir que l'auteur n'accorde au coup final monté par Meehan et ses complices qu'une dizaine de pages tout au plus.
Mais, voyons la première rencontre de Meehan avec l'entremetteur d'un parti conservateur, dans  le parloir d'un pénitencier fédéral.
"Meehan leva la main. Lorsque le gars s'interrompit, Meehan fit à nouveau glisser le bloc vers lui, souligna le pas, puis retourna le bloc vers le type: "vous n'êtes pas avocat."
Cette fois, le gars étudia vraiment ce que Meehan avait écrit, puis lui jeta un regard ou se lisait de la curiosité, rien de plus. Il demanda, "Pourquoi dites-vous ça?"
Meehan secoua la tête. Il n'était pas parti pour s'entendre avec ce mec."Je ne l'ai pas dit, fit-il remarquer, je l'ai écrit."
-Très bien, admit le gars, pourquoi avez-vous écrit ça?
-Parce qu'on ne dit pas les choses, ici." C'était une autre des dix mille règles.
"Eh bien, vous avez lancé le sujet, alors poursuivez. Qu'est-ce qui vous fait croire que je ne suis pas avocat."
Meehan y réfléchit à deux fois et décida: qu'est-ce qu'on en a à foutre, au fond."Il y a deux sortes de-comment faut-il vous appelez?
Le type parut surpris.Il répondit :"Jeffords.
Entendu, monsieur Jeffords. Il y a deux sortes d'avocats qui viennent ici, les mecs avocats et les nanas avocates. Les mecs avocats savent que leurs clients sont de la vermine et ils veulent qu'on les considère  comme au-dessus de ces gens-là, alors ils se sapent pour en mettre plein la vue, comme un maquereau moscovite qui aurait vraiment très bien réussi. Costume à deux mille dollars, montre bracelet à quatre mille dollars, chaussures italiennes que même le Pape ne pourrait pas se payer. Ils ne se font pas couper les cheveux, ils vont chez le styliste, et ils veulent que vous le sachiez." C'était là une autre des monographies qu'il avait rédigées dans son esprit. Il poursuivit la démonstration."Pour les nanas avocates, la situation est différente. Elles ne peuvent pas s'afficher comme des êtres sexués, pas dans un endroit pareil, alors elles adoptent le style gouine-qui-part-faire-du-camping, avec le pantalon en laine informe, le gros pull tricoté en laine d'Irlande, la coupe Beatles. Il n'y en a aucun, mec ou nana, qui s'habille comme vous, comme si vous étiez en route pour un barbecue chez un pote. Et aucun d'eux ne s'avachit sur sa chaise comme vous le faites, parce qu'ils sont au boulot. Le mec assis de mon côté de la table, lui, oui, il se tient tout voûté, le mec assis du vôtre, il ,se tient droit comme un I. Personne ne s'avachit. Ensuite, et ce n'est pas anodin, il y a votre attaché-case.
-Je n'ai pas d'attaché-case".
-Justement, les avocats ont des attachés-cases, fit Meehan. Tout vieux, cabossés, éraflés, débordant de paperasses. Ils se parachutent devant vous pour trente secondes, ils vous annoncent que la demande d'appel a été rejetée, qu'on va devoir comparaître jeudi, les voila déjà repartis, et ils n'ont pas lâché leur attaché-case. Le but  de l'attaché-case c'est de vous faire savoir  que vous n'êtes pas la seule vermine dont ils s'occupent, qu'ils n'ont pas davantage de temps à vous consacrer. Alors, pour toutes ces raisons, en plus du fait que je remarque que vous bénéficiez pas des soins d'une manucure professionnelle, vous n'êtes pas avocat, et ce que ça veut dire, c'est que nous ne bénéficions pas des privilèges réservés à un avocat et à son client."
Jeffords le regarda d'un air complètement  ahuri durant quelques secondes, comme s'il écoutait une traduction simultanée, et puis un grand sourire ébahi illumina son visage, un peu à la manière d'une maison hantée qui part en flammes juste au moment où le soleil se lève: "Eh bien, monsieur Meehan, je suis vraiment bien tombé avec vous."

C'est brillant, formidablement documenté et finement observé. Mais surtout, ce n'est pas gratuit.
Si, grâce à sa tirade, Meehan est clairement défini dans son rôle et dans sa fonction, l'auteur  fait aussi, du même coup, pénétrer le lecteur dans cet univers clos, régit par des règles précises.
Un texte d'une très grande classe, loin, très loin, de la soupe en sachet servie dans les fast-food d'aujourd'hui.
Inclinons-nous.
Julius Marx


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