jeudi 30 mai 2013

N


N, comme Napoli




Nous débutons cet hommage avec le grand Domenico Réa.


Vous avez eu de la chance, charmantes fillettes, de réussir à émigrer avec "le roi du bois" nouillorquais. Avant la guerre, petites filles, vous ne compreniez pas grand chose. Quand vous avez commencé à comprendre, l'argent s'est mis à pleuvoir sur Naples. Elles ne sauront jamais qu'après leur départ, le grand cadavre nommé "Défaite", que l'on n'avait pas eu le temps d'enterrer en 1943, empuantit l'air, et que quiconque respire ces miasmes se transforme en chômeur, joueur de hasard, mendiant. Les rues sont à nouveau pleines de misérables allongés par terre, entre les pieds des passants, des passant qui pour rien au monde ne s'imaginent que ces mendiants sont des Italiens.
C'est comme lorsque passe un cercueil: nous adressons au mort un salut plein de commisération, nous nous souvenons de lui:
-Mais quel dommage! Quel dommage!


Comme si nous étions immortels, comme si entre nous et le mendiant s'élevait une digue et non un billet de mille lires.
A certaines heures de l'après-midi, quand le soleil se noie dans des voiles blanchâtres et que la lumière devient brumeuse, tous semblent frappés par la peste. On a honte de pénétrer dans les ruelles. Les seuils sont encombrés d'hommes qui semblent abattus par la foudre. Les filles ondulent des hanches avec abandon, comme des vagues qui vont et viennent, et elles songent à tout autre chose qu'à l'amour. Elles marchent comme si devant elles flottait encore une illusion; mais elles
ne rencontrent qu'une impitoyable déception, le lugubre passé de toujours, le passé de Naples que le soleil révèle en relief.
Domenica Rea - 1948 / Brève histoire de la contrebande/ in Jésus, fais la lumière !
(Actes-Sud- 1989)
La citation de Carlo Poerio qui préface le texte est : " Entre le peuple qui crie, le roi qui nous ment et les ministres qui ne savent ce qu'ils font, un honnête homme en a plus qu'assez."  N'oublions pas la sublime Anna Maria Ortese et son recueil de nouvelles "La mer ne baigne pas Naples".
Mais, Naples est fiction  et il nous faut poursuivre avec Erri De Lucca. Si l'homme (et pour une fois ce mot n'est pas galvaudé) s'est fait connaître grâce à Montedidio, il faut puiser dans son oeuvre déjà conséquente et dénicher un petit recueil nommé "En haut, à gauche". L'ensemble des textes de ce livre est d'une sensibilité et d'une émotion rare. La preuve, je ne peux me décider à privilégier un texte plutôt qu'un autre pour vous en livrer un  petit extrait! Alors, voici  l'introduction pour la première partie de ces textes intitulée "Les coups des sens". Savourez..
"Je suis d'un siècle et d'une mer mineurs. Je suis né en leur milieu, à Naples  en 1950.
De ce faux centre, apparence de tribune numérotée, je n'ai connu aucune profondeur de champ ni de détail.J'ai compris peu, mal le temps et les actions. En hôte embarrassé, j'en ai retenu les signes. Je veux les laisser à un petit-fils curieux, peut-être touché par l'atrocité et la modestie des vies qui l'ont précédé.
J'aligne, un pour chaque sens, les coups qui se sont arrêtés par hasard et à dessein dans mes souvenirs. Je n'ai nulle disposition pour le témoignage, aucune vocation de chroniqueur, je ne sais rien des étoiles filantes, des pistes sonores, mais je pense à deux dés, un champignon, une petite dame, une fiasque : pions d'un Monopoly autour duquel passer ses dimanches.
Entre un cri et un bouillon (titres de deux des textes suivants), il est resté ce que je sais. Autour de moi, il y avait un monde distant, expert, qui refaisait à l'aveuglette des gestes de seconde mère."
Erri De Lucca (En haut, à gauche- Rivages Poche) 1998
Rassurons-nous, le vieil adage "Voir Naples et écrire" est toujours d'actualité.

On achève ce tour d'horizon avec un texte très tendre de Dominique Fernandez :
"Quand j'arrive à Naples par la route de Terracina et de Gaeta ( la route obligatoire pour qui veut comprendre l'originalité absolue de l'ancien royaume du Mezzogiorno), je suis pris, voilà le mot, pris, c'est à dire enlevé à tout ce que j'étais auparavant, à mes goûts, à ma culture,à mes richesses d'Européen élevé dans le respect des belles choses, à mes constructions intérieures patiemment édifiées, au cours des années d'éducation et de formation, oui, dépouillé de tout cela d'un seul coup, arraché à mon identité trop précise et précipité dans une nébuleuse de sensations indistinctes, exactement comme la rencontre de deux personnes destinées à s'aimer les prive chacune de ce qu'elles croyaient qu'elles étaient et de ce qu'elles s'efforçaient d'être, les dépossède de leur état civil et les dénude soudain, les laissant démunies, sans défense, plus désarmées qu'un enfant.
Dominique Fernandez (Lettre d'amour à Naples)





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