vendredi 31 mai 2013

O

O, comme Ortese (Anna-Maria)


On découvre très souvent un écrivain grâce à un autre écrivain qui, au hasard de ses propres lignes, nous conseille d'aller rendre visite à l'un de ses camarades.
La rencontre avec  la divine Anna-Maria Ortese, je la dois à  Leonardo Sciascia qui recommandait, je ne sais plus dans quel texte, de lire au plus vite la nouvelle intitulée Une paire de lunettes dans le recueil La mer ne baigne pas Naples. Si vous ne connaissez pas encore le monde d'Anna-Maria, suivez, comme moi, le conseil de son aîné.
Je reproduis ci-dessous un texte extrait d'un autre recueil appelé les Ombra.

Petite fille déjà, à l'époque où les doigts d'une main  me suffisaient pour compter mon âge, je fréquentais la grande via Foria avec une simplicité et un abandon qui, aujourd'hui encore, quand je m'en souviens , me rendent pensive. Je ne saurais comprendre avec précision quelle raison certaine, quel sentiment envahissant ou quelle inclinaison irrationnelle poussaient la jeune personne que j'étais à faire de cette rue, qui, tel un fleuve à sec, traversait la partie orientale de la ville, le but, le centre préféré de mes promenades quotidiennes.
Rue majestueuse, sauvage! Fleuve de pierre, navire colossal ancré entre les rives de silence!
Tableau, composition mélancolique et orgueilleuse dont le titre, tel celui d'une étoile mystérieusement vivante, aurait pu être "liberté et méditation".
Il n'existait à Naples aucun autre lieu qui, mieux que cette rue, si étrangement animée et inquiète, ouverte et mystérieuse-une des rues les plus solennelles de cette ville et trop injustement ignorée-,
puisse donner à l'âme une sensation de désordre et de fête, de désarroi et de joie, de liberté et de peur, gonfler votre poitrine d'aussi douces pensées et voiler votre esprit avec une musique aussi douloureuse et inquiète, puis, presque au vol, vous amener au bord d'une vallée non indiquée sur les cartes du monde où, dans un calme et une lucidité incomparables, on voit se promener les éternels symboles et les poignantes idées.
Il sortait, de certaines boutiques, une odeur putride et douce de papier moisi. Les journaux illustrés étaient entassés de chaque côté du seuil, et servaient de piédestal aux colonnes de livres, également illustrés, que des générations d'enfants s'étaient passés, brûlant d'une joie pure et trouble, d'une menotte à l'autre.
Plusieurs de ces enfants n'existaient plus à présent, ou étaient devenus des hommes corrompus, et de toute façon ne gardaient aucun souvenir de ces lectures aimées : mais ces livres et ces journaux survivaient. Comme elles brillaient sous la lumière blanche de la lune, leurs couvertures bariolées!

Comme ils étaient naïfs et saintement rhétoriques, les visages des héros, les sourires et les larmes des héroïnes! Et les paysages à l'intérieur desquels ils se déplaçaient étaient comme recouverts d'une beauté paisible et affligée : des lacs et des forêts, des montagnes et des mers au-dessus desquels s'étaient perdus les regards d'écoliers d'autrefois.
Les drapeaux de tous les pays du monde scintillaient au soleil sur les mâts des navires colorés, qui entraient ou sortaient majestueusement des ports les plus célèbres, sur les mers les plus lointaines.
De jeunes matelots bouclés comme des petites filles et des vieux pirates, effrayants et joyeux comme des aigles déplumés, chantaient et trinquaient assis autour de tables infâmes, à la lueur jaune d'une lampe à huile qui assombrissait, plus qu'elle n'éclairait, des voûtes fumeuses où nichaient des chauves-souris. Des rochers, couronnés de nuées d'orage et avivés par des éclairs un peu plus grandiose qu'au naturel, surplombaient des plages sombres et désertes, sur lesquelles roulaient continuellement de longues vagues d'acier, surmontées d'une écume livide.
Et ces bruits, ces voix confuses et alarmées des vagues, pleines d'un faible grondement, telles des foules épouvantées qui auraient fui, ou des trains roulant à toute vitesse, ou des troupeaux furieux qui se seraient avancés, ouvraient des clartés sauvages dans les yeux de Pierre, duPêcheur d'Islande, assis face à cette mer, hébété et seul.
Des personnages plus naïfs se promenaient çà et là, à travers des papiers étranges, inquiets et délicieusement menaçants.Le colonel Cody, à cheval, entouré d'une nuée de coyotes rouges et soigneusement peints, et protégeant ses yeux d'une main, épiait avec attention, par la gorge d'un canyon flamboyant s'ouvrant sur des vallées aériennes dans lesquelles brillait le filet bleu d'un fleuve, ou se déployait en éventail le diadème scintillant d'une cascade, les mouvements imperceptibles  et insidieux de l'ennemi qui avançait.
Robinson Crusoé, vêtu de peaux, barbu,vieilli et pourtant magnifique de courage et d'espoir, sortait par une belle matinée , avec son fusil antédiluvien, chasser les chèvres sauvages dans les petites vallées paradisiaques de son île, et lorsqu'il regardait le beau ciel le regret de l'Angleterre et de sa chère maman voilaient son regard.Il est probable que, le matin, un enfant ingénu, un écolier vagabond s'attardait devant ces magasins, émerveillé, méditant d'obtenir, contre le peu d'argent qu'il avait dans sa poche, certains de ces livres, d'où tant d'images merveilleuses et un peu tristes, sur les couvertures, l'avaient regardé.
Mais il finissait par partir et, durant toute la journée, il ne venait plus personne. Seuls la pluie  ou le vent, le soleil et les nuages dans le ciel turquoise consolaient ces vieilles paperasses, ces histoires anciennes, avec leur présence vague.
Un silence, une sorte de méditation sans fin stagnaient, tel un air oublié, sur ces pauvres trottoirs, devant ces seuils usés. Il était évident que le but que se proposaient le ou les propriétaires de ces magasins allaient au-delà d'un intérêt normal. On ouvre pas un magasin dans un désert, on ne monte pas des expositions là où il n'y a que nuages et cailloux. Et ces magasins ne pouvaient donc être, selon moi, que des compositions de la Mémoire; ils faisaient partie d'une série de Signes et de Symboles, grâce auxquels cette vieille Rue méditative se donnait à elle-même en spectacle la beauté absurde de la vie, les rêves des jeunes gens qui l'avaient fréquentée pendant la journée, et dont les pas légers n'étaient, hélas, les mêmes, que pour peu de temps.
Anna-Maria Ortese
(La grande Rue- in les Ombra)
( Nouvelles- Actes Sud)

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