jeudi 3 mai 2012

Histoires comme-ci, comme çà (6)

Comment je suis devenu nègre




Paris, 1990.
Las d'écrire pour d'éventuels projets, de rédiger des épisodes entiers de série pompées sur les séries américaines. Fatigué  de hocher bêtement la tête face à un producteur, un publicitaire ou à un "auteur", bref, dégoûté du métier de scénariste, je décide de me lancer dans l'écriture, la vraie, la seule qui vaille vraiment la peine de sacrifier ses meilleures années.
Dans les premiers mois de ma recherche, la seule offre vient d'un magazine pour cuisines d'entreprises qui me propose de rédiger un long texte sur les fonds de sauce. Devant ma mine défaite, le rédacteur en chef ajoute même :
-Vous verrez, c'est pas trop difficile. Il suffit de reprendre l'article de l'année dernière... On va téléphoner aux archives.
Je suis déjà sur le palier avant qu'il ne repose le combiné.
Et puis, quelques semaines plus tard, une voix de femme me demande :
-Ca vous dirais de devenir nègre?
Je frissonne, je me vois déjà dans la peau d'un Mandela, d'un sans-grade, d'un opprimé.
Le lendemain matin, dans l'ascenseur des Editions X, coincé entre une blondinette qui sent le Chanel n°5 et un papy qui bave comme un bulldog, je suis déjà écrivain. Pour l'occasion, je porte ma veste de tweed avec des pièces aux coudes.
Un couple de  mamies (une vieille et une moins vieille) me reçoit dans un petit bureau. Sur les étagères, je repère surtout des livres de poches; science-fiction, héroïc-fantasy, charme et heureusement, romans policiers. Pendant qu'elles papotent entre elles, je deviens Chester Himes remontant les rues de Harlem à la recherche de Fossoyeur Jones et Ed Cercueil.
Enfin, la plus âgée des deux, ôte sa paire de lunettes demi-lune et me fixe droit dans les yeux.
 Elle va droit au but. Manifestement elle n'a pas de temps à perdre, même avec le grand Himes.
-Bon, voilà le deal. Il s'agit d'une série américaine achetée par Mr V , un écrivain que la critique se refuse toujours à considérer comme un écrivain, mais, passons, on s'en moque.(Oui, moi aussi. J'opine du chef)
Il y a deux auteurs qui travaillent là-dessus en permanence, six titres par an.
-Un des deux nous lâche, précise son acolyte, avec une grimace.
-C'est çà. Il faut faire vite, ajoute l'autre.
-Mais, je ne suis pas traducteur..
Ma réponse décrispe un peu l'atmosphère. Elle se marrent franchement.
-Pas besoin, s'étouffe la plus jeune.Toute la série est écrite en français. Sur la page de garde, il y aura votre nom en qualité d'adaptateur, c'est tout. Voilà le cahier des charges.
Elle me passe un gros dossier et quatre romans.
-On attend votre réponse, disons, demain matin.
L'entretien est terminé. Demi-lune attrape son téléphone et sa collègue s'aperçoit qu'il est l'heure d'aller manger.
Dans l'ascenseur, je croise une autre blondinette. Je tente de prendre l'air sérieux d'un auteur de polar consensuels. Elle me demande à quel étage je descend. Je voudrais répondre quelque chose de spirituel comme un dialogue de Chandler, mais j'articule péniblement "rez-de-chaussée, merci."
Je passe l'après-midi et une partie de la nuit plongé dans le gros dossier. Le héros est un type aux énormes biceps sans peur et sans reproche, agent secret spécial de la C.I.A. C'est un de ces durs que l'on appelle uniquement quand la situation est désespérée. Après la lecture des quatre bouquins, je rêve déjà d'en faire un homosexuel refoulé qui a des problèmes avec ses parents et qui pleure au cinéma lorsqu'il va voir Dumbo de Walt Disney.
Mais, pas question de renoncer. C'est çà, ou les fonds de sauce !
Les histoires se déroulent dans différents pays et sont toujours plus ou moins en relation avec l'actualité. Ca commence mal, moi qui ne lit jamais les journaux, ou alors la page spectacle et les programmes télé!
Et puis, il y a le sexe. L'animal est une vraie machine, un sex-toy infernal!
Le lendemain, j'affirme pourtant à demi-lune que ce type me plait, qu'il a un bon potentiel et que j'ai déjà quelques idées.
Elle me présente à J.G,  l'auteur référence, un papy qui fume des Gitanes maïs avec une tête de violeur récidiviste. Le type est déjà responsable d'une quinzaine d'opus. Il ouvre la bouche et articule entre ses chicots pourris :
-C'est pas compliqué, t'as qu'à respecter les règles, c'est tout. Et surtout,  pas d'improvisation.. N'oublie pas qu'on est deux à écrire.
Je me demande ce qu'il entend par improvisation. Il a peut-être peur que je le transforme en lopette son putain d'agent secret.
-Il nous faudrait une histoire qui se passe aux Indes, lance demi-lune.
Quelques semaines de dur labeur plus tard, on pouvait lire ceci :
"La jeune femme chercha le filet d'air providentiel du petit ventilateur et passa sa main dans ses  longs cheveux roux. Grâce à la clarté bénéfique de la lune, l'homme put apprécier en fin connaisseur les courbes de son anatomie en transparence. Il fut bientôt si près d'elle qu'il ressentit sur son cou le souffle chaud de son haleine. Il glissa lentement sa main sous la fine étoffe de soie. Les seins de la jeune femme, rendu légèrement moites par la chaleur,se laissèrent caresser docilement. Sous sa paume, il sentit les mamelons se redresser fièrement. Il suivit les hanches et s'arrêta sur le triangle de Vénus. Le corps tout entier de Faye brûlait littéralement de désir. Elle laissa échapper un petit "ho" étouffé. Elle se lova contre cet homme viril et animal  qui, en la prenant simplement dans ses bras puissants venait de lui donner une si brusque et soudaine poussée de fièvre."
J'avais suivi les conseils de mon aîné, surtout pas d'improvisation.  Mais, je pensai qu'un jour, les nègres auraient enfin les mêmes droits que les autres.
Julius Marx




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