jeudi 24 mai 2012

Les lectures aimées



Petite fille déjà, à l'époque où les doigts d'une main  me suffisaient pour compter mon âge, je fréquentais la grande via Foria avec une simplicité et un abandon qui, aujourd'hui encore, quand je m'en souviens , me rendent pensive. Je ne saurais comprendre avec précision quelle raison certaine, quel sentiment envahissant ou quelle inclinaison irrationnelle poussaient la jeune personne que j'étais à faire de cette rue, qui, tel un fleuve à sec, traversait la partie orientale de la ville, le but, le centre préféré de mes promenades quotidiennes.
Rue majestueuse, sauvage! Fleuve de pierre, navire colossal ancré entre les rives de silence!
Tableau, composition mélancolique et orgueilleuse dont le titre, tel celui d'une étoile mystérieusement vivante, aurait pu être "liberté et méditation".
Il n'existait à Naples aucun autre lieu qui, mieux que cette rue, si étrangement animée et inquiète, ouverte et mystérieuse-une des rues les plus solennelles de cette ville et trop injustement ignorée-,
puisse donner à l'âme une sensation de désordre et de fête, de désarroi et de joie, de liberté et de peur, gonfler votre poitrine d'aussi douces pensées et voiler votre esprit avec une musique aussi douloureuse et inquiète, puis, presque au vol, vous amener au bord d'une vallée non indiquée sur les cartes du monde où, dans un calme et une lucidité incomparables, on voit se promener les éternels symboles et les poignantes idées.
Il sortait, de certaines boutiques, une odeur putride et douce de papier moisi. Les journaux illustrés étaient entassés de chaque côté du seuil, et servaient de piédestal aux colonnes de livres, également illustrés, que des générations d'enfants s'étaient passés, brûlant d'une joie pure et trouble, d'une menotte à l'autre.
Plusieurs de ces enfants n'existaient plus à présent, ou étaient devenus des hommes corrompus, et de toute façon ne gardaient aucun souvenir de ces lectures aimées : mais ces livres et ces journaux survivaient. Comme elles brillaient sous la lumière blanche de la lune, leurs couvertures bariolées!
(A suivre )
Anna-Maria Ortese 
Les Ombra
(Nouvelles- Actes Sud)

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