dimanche 6 mai 2012

Histoires comme-ci, comme çà (7)






Comment j'ai rencontré le Capitan 

Val d'Oise, 1963.
Ma grand-mère travaille  dans un château de la région parisienne.
Cette agréable demeure d'une cinquantaine de chambres avec parc ombragé et courts de tennis est située en lisière de forêt.
Le gamin que je suis préfère courir dans les bois, construire des cabanes au pied des arbres. Notre journée du jeudi s'étire mollement, enveloppée de la  fumée des lianes ou des P4  à l'abri des regards indiscrets. Ce jour-là j'avais décidé d'abandonner mes camarades pour rejoindre le château.
Dans le grand parc, une équipe de cinéma au grand complet tournait  l'adaptation de"Patate", la pièce de Marcel Achard, au cinéma.
Si j'avais fait ce choix, c'est essentiellement parce qu'on m'avait dit que la belle Sylvie Vartan, la femme du grand Johnny, faisait partie de la distribution. Si je réussissais à l'apercevoir, ou même à lui soutirer un petit autographe, j'allais devenir le phénix de ma cour d'école primaire.
En découvrant l'équipe au travail, tout ce matériel, ces gens qui courraient dans tous les sens comme des hannetons affolés, je pensais que l'affaire s'annonçait beaucoup plus compliquée que prévue. Comment se faufiler dans cette jungle humaine? Des types en salopette, clope au bec poussaient d'énormes caméras sur des rails qui ressemblaient à des voies de chemin de fer. Le réalisateur, un chapeau de paille sur la tête,était assis sur une chaise pliante. C'était à peu près le seul type silencieux et calme de ce sacré chantier. Les deux filles assises à côté de lui sur de petits tabourets feuilletaient de gros dossiers.
Tout d'un coup, quelqu'un cria "Silence!"
Un autre répéta la même chose, puis un troisième, un quatrième et l'on n'entendit plus rien.
Tous regardaient  le petit escalier en marches de pierres blanches comme si leur vie ne dépendait que de ce qui allait se passer sur cet escalier.
D'une voix grave, le réalisateur cria "Moteur!"
Le clap-man se présenta devant l'escalier, agita son engin et cria à son tour:
-Patate, scène 56, troisième.
Le réalisateur leva la main droite en disant :
-Vas-y, Jean !
Alors, un homme sortit de la maison et descendit les petites marches une à une, tranquillement, en sifflotant, comme un homme qui avait descendu des petites marches pendant toute sa vie.
Mais, cet homme n'était pas le commun des mortels, c'était le Capitan !
J'étais tétanisé.  Même s'il avait remplacé sa tenue par un petit costume clair, un de mes héros préférés se tenait à quelques pas seulement de moi. Je revis en un éclair la scène des poignards, les combats à l'épée et les chevauchées fantastiques.
Quelqu'un avait crié "coupez!" Je redescendis sur terre, parmi les humbles vivants.
Le Capitan s'approcha du réalisateur en souriant. Son sourire me fit comprendre que l'ambiance était plutôt au beau fixe. Le réalisateur lui donna une accolade.
Puis, les hannetons se mirent à courir de nouveau dans tous les sens.
Un quart-d'heure plus tard, le même cérémonial se déroula. Le Capitan descendit les marches de nouveau. Mais, cette fois-ci, il le fit en sautillant légèrement. Puis, encore une fois, mais, plié en deux, le buste penché vers l'avant. Cette version déclencha les rires dans l'équipe. Tout le monde avait reconnu l'imitation de son personnage du Bossu.
Les versions s'enchaînèrent à un rythme fou. Des applaudissements chaleureux saluèrent la fin de la représentation, le réalisateur attrapa mon héros par le bras et le Capitan disparut à jamais.
Le soir, dans ma chambre, sur le mur au-dessus de mon lit, je décollais la photo de la belle Sylvie et la remplaçais par celle du Capitan sautant de la fenêtre du château sur le dos de son fidèle  destrier.
La nuit fût très courte et agitée.
 Elle l'est toujours pour ceux qui aiment à rêver.
Julius Marx




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