jeudi 16 août 2012

La force de subsister


Peut-être à la façon de tous les soldats conquérants de ce monde croyais-je connaître la psychologie  des vaincus? Je me sentais trop différent d'eux pour leur reconnaître d'autres pensées que celles suggérées par la plus élémentaire nature. Peut-être accordais-je à ces êtres trop de simplicité? Il fallait insister : ses yeux me regardaient depuis deux mille ans et il y avait en eux le muet reproche d'avoir à abandonner cet héritage. Je lisais aussi dans son indolente défense l'espoir de succomber.
Pourquoi ne comprenais-je pas ces gens? C'étaient des animaux pleins de tristesse, vieillis sur une terre sans issue, c'étaient de grands nomades, de grands connaisseurs de raccourcis, sages peut-être, mais primitifs et incultes.
Aucun d'eux ne se faisait la barbe en écoutant le journal parlé du matin; ils n'avaient pas de quotidiens à l'encre fraîche pour donner de la saveur à leur petit-déjeuner. Cent mots suffisaient à leurs besoins vitaux. D'un côté le Beau et le Bon, de l'autre le Laid et le Méchant. Ils avaient tout oublié de leur splendeur passée. Et seule une foi superstitieuse donnait à leurs âmes à jamais stagnantes la force de subsister dans un monde plein de surprises.
Êtres préhistoriques tombés dans un dépôt de chars blindés, ils sentaient peut-être leurs temps révolus et n'éprouvaient plus qu'une mélancolie confuse.
Ennio Flaiano (Un temps pour tuer)
Photo Horst Faas / Vietnam

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