vendredi 17 août 2012

Sombre pantomime


Un homme entra brusquement sous la tonnelle, derrière Martin, et se mit à fouetter son uniforme avec son calot pour en secouer l'eau. La pluie avait collé ses cheveux blonds, couleur de sable, en petites mèches sur son large front, un front qui formait l'entablement d'une face énergique, comme taillée dans le roc.
-Tiens, dit Martin, tournant la tête pour regarder le nouveau venu. Vous êtes de la 24e section?
-Oui....Avez-vous lu Alice au pays des merveilles? demanda l'homme saucé, s'asseyant brusquement devant la table.
-Bien sûr.
-Ca ne vous y fait pas songer?
-Quoi?
-Cette guerre. Ma foi, je pense toujours que je vais rencontrer le lapin qui mettait du beurre dans sa montre à tout bout de champ.
-Le beurre le plus fin.
-C'est bien ça le pire.
On entendait le grondement à peu près continu des camions sur la route, derrière le café, et leurs roues patinant dans les mares de boue au tournant de la route, à l'entrée du village.
-C'est sûrement bien différent de ce que vous auriez imaginé, hein?
Ils étaient là tous deux à se regarder,pendant que de grosses gouttes, par le toit percé, flicflacquaient  sur la table ou leur éclaboussaient  de froid la figure.
-Enfin, qu'est-ce que vous pensez de tout ça? demanda tout à coup le nouvel arrivé, en baissant la voix furtivement.
-Je ne sais pas. Bien sûr que je n'avais jamais pensé que ce serait tel qu'on voulait nous le faire croire...Les choses ne sont jamais ainsi.
-Mais vous n'auriez pu deviner que ce serait comme ça... tel que dans Alice au pays des merveilles... que ça ressemblerait à une sombre pantomime de Drury Lane, et offrirait toute la bêtise et le manque d'intérêt du cirque Barnum-Bailey?
-Non; j'avais cru que ce serait à faire dresser les cheveux sur la tête, dit Martin.
-Pensez donc, voyons, pensez aux océans de mensonges à travers les siècles qu'il a fallu pour que ceci soit rendu possible! Pensez à cette nouvelle vendange de mensonges que l'on a si activement exprimée des journaux et des sermons. Il n'y a pas de quoi vous faire reculer?
Martin secoua la tête sans répondre.
-Mais oui, les mensonges sont comme un suc poisseux qui se répand sur le monde , une espèce de tue-mouche vivant , grandissant, pour attraper et engluer toute âme humaine... Et le faible bourdonnement de ces braves, honnêtes libéraux dans leur impuissance, est-ce que ça ne ressemble pas au grêle petit bruit que font les mouches quand elles sont prises?
-Je suis d'accord avec vous que ce grêle petit bruit est vraiment bien bête, dit Martin.


Les fantassins défilaient sous la pluie qui éclaboussait avec un éclat froid les casques gris, le canon des fusils, les courroies des équipements. Des faces rouges, en sueur, écroulées sous le bord rigide du casque , se penchaient  vers le sol dans la lutte de l'homme contre le poids écrasant du paquetage- et ces alignement de faces étaient la seule note de chaleur dans la désolation  de la boue couleur de mastic et des corps penchés couleur de boue et du ciel ruisselant couleur de boue.
Dans cette froide uniformité de ton, ces visages paraissaient délicats et faibles comme des visages d'enfants, rosés, tendres sous les éclaboussures de la boue et le poil des barbes hirsutes.

John Dos Passos 
L'initiation d'un homme (1917)
Photos
1/ Dana Stone (Viet-nam 1966- crédit inconnu)
2/ Horst Faas (Viet-nam)

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