lundi 13 décembre 2010

Femme de Gondar


Pour se laver, la femme avait ramassé ses cheveux dans une espèce de turban blanc.
Accordez-moi un instant de réflexion: ce turban blanc affirmait une existence que, sans cela, j'aurais considéré comme un aspect du paysage, celui qu'on aperçoit avant que le train ne pénètre sous le tunnel. Ce mouchoir de coton définissait chaque chose et j'ignorais alors qu'il allait pour moi définir toutes choses. Je ne pouvais le deviner et j'admirais la grâce instinctive de cette femme qui réussissait avec son seul mouchoir à rester vêtue et à me fournir, à moi qui l'observais, le prétexte d'une description.
Lorsqu'elle se mit debout et commença à se laver le ventre et les jambes, je vis qu'elle était très jeune; mais ses mouvements, dont je ne pouvais attribuer la nonchalance qu'à l'accablement qui naissait de cette chaude journée, étaient ceux d'une femme mûre.
Puis, je m'aperçus qu'elle était belle; elle m'apparut même trop belle; peut-être la solitude m'imposait-elle sans choix ce jugement? Mais non, c'était vraiment une de ces beautés que l'on accepte avec crainte, qui vous ramènent aux temps lointains dont le souvenir subsiste, encore estompé, ou que l'on retrouve dans les rêves, sans savoir si elles appartiennent au passé ou au futur, car la prudence nous conseille de ne pas exclure cette deuxième possibilité. Je ne rêvais pas.
J'étais éveillé et la femme se lavait à quelques pas de moi avec une savonnette de l'armée. Je voyais sa peau claire et splendide, vivifiée par un sang lourd, "un sang habitué à la mélancolie de cette terre", pensais-je.

Extrait du livre mythique et totalement envoûtant  de Ennio Flaiano  "Tempo di Uccidere"
Traduit en France en 1951 sous le titre "Le chemin de traverse" chez Gallimard.
Heureusement, ré-édité sous le titre "Un temps pour tuer" Editions Le Promeneur (2009)   

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