dimanche 12 décembre 2010

L'art et Isadora



On continue avec ce merveilleux texte de Dos Passos sur Isadora Duncan extrait de la trilogie "USA"
composée du "42 éme parallèle " de "1919" et de  "La grosse Galette". L'ensemble publié dans la collection Quarto chez Gallimard.
L'art et Isadora

A San Francisco en 1878 Mrs Isadora O'Gorman Duncan, femme pleine d'entrain ayant du goût pour le piano, intenta une action en divorce contre son mari, l'éminent Mr Duncan, dont la conduite, ainsi que nous pouvons le supposer, avait été grossière-
ment indélicate; tout cela, déclara-t-elle à ses enfants, l'avait rendue tellement nerveuse qu'elle ne pouvait rien garder dans l'estomac hormis un peu de champagne et des huîtres; au milieu des amertumes et récriminations de cette querelle familiale,
dans un monde de pensions de famille éclairées au gaz et tenues par des beautés du Sud ruinées, dans un monde de magnats des chemins de fer et de portes à tambour et d'hommes à moustaches mâchonnant des clous de girofles pour masquer leur haleine chargée de whisky; de crachoirs en cuivre et de cabs et de bustiers et de corsages ajustés, et de robes à traînes ruchées (un monde où les salles de conférence et de concerts sous la tutelle de grandes dames cultivées étaient au centre de la vie intellectuelle )
Elle mit au monde une fille qu'elle nomma comme elle Isadora.
La rupture avec Mr Duncan et la découverte de sa duplicité firent de Mrs Duncan une féministe enragée ainsi qu'une athée et une adepte passionnée des conférences et écrits de Bob Ingersoll; Dieu c'est la nature ; le devoir c'est la beauté, et seul l'homme est vil.
Mrs Duncan se donna beaucoup de mal pour élever ses enfants dans l'amour du beau, la haine du corset, des conventions et des lois faites par l'homme. Elle donnait des leçons de piano , elle faisait de la broderie et tricotait des écharpes et des mitaines.
Les Duncan étaient perpétuellement endettés.
Le loyer était toujours en retard.
Les premiers souvenirs d'Isadora furent faits des grâces qu'il lui fallait déployer pour amadouer épicier, bouchers et propriétaires, ainsi que des ventes au porte à porte des petits objets fabriqués par sa mère,
sans oublier les valises qu'elle devait passer par les fenêtres de derrière chaque fois que la famille déménageait à la cloche de bois d'une minable et prétentieuse pension de famille à une autre dans les faubourgs d'Oakland et de San Francisco.
Les petits Duncan et leur mère formaient un clan; c'était les Duncan contre le monde inhospitalier et sordide. Les Duncan n'étaient plus ni catholiques ni presbytériens ni quakers ni baptistes; ils étaient artistes.
Les enfants étaient encore très jeunes quand ils réussirent à éveiller l'intérêt de leurs voisins en organisant des représentations théâtrales dans une grange; l'aînée des filles, Elizabeth, se mit à enseigner les danses mondaines; ils étaient des gens de l'Ouest, la vie était une ruée vers l'or; cela ne les gênait pas du tout de se donner en
spectacle. Isadora avait les yeux verts, des cheveux roux, un cou et des bras merveilleusement gracieux. Faute de pouvoir se payer des cours de danse classique, elle s'inventait des danses pour elle-même.
Ils partirent pour Chicago. Isadora décrocha un contrat pour danser au rythme de la marche du Washington Post dans le jardin en terrasse du temple maçonnique pour 50 dollars par semaine. Elle dansait dans des clubs. Elle alla voir Augustin Daly et lui annonça qu'elle venait de découvrir
la Danse
après quoi elle partit pour NewYork où elle parut en fée vêtue d'étamine dans le Songe d'une nuit d'été aux côtés d'Ada Rehan.
Le reste de la famille la suivit à New York . Ils louèrent une grande pièce dans le Carnegie Hall, installèrent des matelas dans les coins, tendirent des draperies sur les murs et inventèrent le premier studio de Greenwich Village.
Ils n'étaient jamais plus d'un pas en avance sur les huissiers, ils amadouaient toujours les commerçants pour ne pas avoir à payer leurs notes, refaisaient les propriétaires de leur loyer, savaient s'y prendre pour obtenir des dons des riches philistins.
Isadora organisa des récitals avec Ethelbert Nevin,
dansa sur des vers d'Omar Khayam pour des dames de la haute société de Newport. Lors de l'incendie de l'hôtel Windsor, ils perdirent leurs malles ainsi que d'interminables factures impayées et embarquèrent pour Londres sur un transport de bétail pour échapper au matérialisme de leur Amérique natale.
A Londres au British Museum
ils découvrirent les Grecs;
la Danse était grecque.
Sous les cheminées fumeuses de Londres, dans les squares noircis de suie, ils dansèrent en tunique de mousseline, copièrent les poses des vases grecs, allèrent à des conférences, dans des galeries d'art, aux concerts, au théâtre, se gorgèrent en un hiver de cinquante années de culture victorienne.
Puis, ils retournèrent aux Grecs.
Chaque fois qu'on les mettait à la porte pour défaut de paiement du loyer, Isadora les emmenaient dans le meilleur hôtel, louait une suite et faisait cavaler les garçons en quête de homards, de champagne et de fruits hors saison; rien n'était trop beau pour les Artistes, les Duncan, les Grecs ;
et le Londres des années 1890 aima son culot.
A Kensington et même à Mayfair elle dansa dans des réceptions mondaines privées,
les Britanniques , y compris le prince de Galles,
furent transportés par sa beauté préraphaélite,
sa vigoureuse innocence américaine,
son accent californien.
Après Londres ce fut le Paris de la grande exposition de 1900.
Elle dansa avec Loïe Fuller. Toujours vierge elle se montra trop timide pour répondre aux avances de Rodin le grand maître, et complètement déroutée par la conduite extravagante des beautés loufoques et inverties du clan Loïe Fuller. Les Duncan étaient végétariens, se méfiaient de la vulgarité, des hommes et du matérialisme.
Raymond fabriquait les sandales de toute la bande.
Isadora, sa mère et son frère Raymond parcoururent toute l'Europe en sandales vêtus de tuniques et coiffés à la grecque,
descendant dans les meilleurs hôtels, menant la vie naturelle des Grecs dans un tourbillon de notes impayées.
Isadora donna son premier récital en solo dans un théâtre de Budapest;
après quoi elle fut la diva, eut une liaison avec un grand acteur;
à Munich les étudiants dételèrent les chevaux de sa voiture. Partout c'était des fleurs
des applaudissements et des soupers au champagne. Elle fut la coqueluche de Berlin.
Avec l'argent qu'elle avait gagné au cours de sa tournée en Allemagne, elle emmena tous les Duncan en Grèce. Ils débarquèrent d'Ithaque à bord d'un bateau de pêche. Ils posèrent pour les photographes devant le Parthénon, dansèrent au théâtre de Dionysos, apprirent à une bande de gamins à chanter le choeur antique des suppliantes, se construisirent un temple sur une colline qui surplombait les ruines de l'ancienne Athènes pour y habiter, mais il n'y avait pas d'eau sur la colline et l'argent fut épuisé avant que le temple fût achevé,
force leur fut donc de loger à l'hôtel d'Angleterre et d'y vivre à crédit.
Une fois ce crédit épuisé, ils ramenèrent leur choeur à Berlin et donnèrent les
Suppliantes en grec classique. Rencontrant Isadora qui traversait en péplum le
Tiergarten à la tête de ses petits Grecs marchant à la queue leu leu en tuniques grecques, le cheval de la Kaiserin se cabra,
et sa Majesté fut désarçonnée.
Isadora était en vogue.
Elle arriva à Saint-Pétersbourg à temps pour assister aux obsèques nocturnes des manifestants fusillés devant le Palais d'Hiver en 1905. Cela la blessa. Elle était américaine comme Walt Whitman; les assassins couronnés n'étaient pas de son sang;
les manifestants eux, si; les artistes ne pouvaient pas être du côté des mitrailleuses ;
elle était une américaine en tunique grecque; elle était pour le peuple.
A Saint-Pétersbourg, encore sous le charme des ballets XVIIIe de la Cour du Roi-Soleil, les autorités jugèrent sa danse dangereuse.
En Allemagne, elle fonda une école avec sa soeur Elisabeth qui se chargea de l'organisation, et elle eut un enfant de Gordon Craig.
Son retour en Amérique fut un triomphe conforme à ce qu'elle avait toujours projeté et la tournée qu'elle fit donna bien du soucis aux philistins du pays; ses adeptes étaient sans cesse appréhendés pour port de tuniques grecques; elle estima qu'aucune liberté n'était laissée à l'art en Amérique.
Son retour à Paris fut son apogée; l'art n'avait qu'un nom: Isadora.
Aux obsèques su prince de Polignac elle rencontra le milliardaire dont rêve chaque femme (le roi de la machine à coudre) qui allait être son soutien et devait financer son école. Elle partit avec lui sur son yacht (quoi que fit Isadora c'était de l'Art)
pour danser dans le temple de Paestum
pour lui seul,
mais il plut et les musiciens étaient trempés. Ils se contentèrent donc de se saouler.
L'Art c'était la vie de milliardaire. L'Art, c'était tout ce que faisait Isadora. Au grand dam des vieilles habituées de club et des vieilles filles passionnées d'art, elle portait l'enfant de son milliardaire quand elle dansa lors de sa seconde tournée en Amérique;
elle se mit à boire avec excès, à s'avancer jusqu'à la rampe pour prendre à partie les occupants des loges.
Isadora était à l'apogée de sa gloire, du scandale, du pouvoir et de la fortune, son école prospérait, son milliardaire allait lui faire construire un théâtre à Paris, les Duncan étaient les grands prêtres d'un culte (l'Art c'était tout ce que faisait Isadora),
lorsqu'un jour la voiture qui ramenait ses deux enfants chez elle à l'autre bout de Paris cala sur un pont de la Seine. Oubliant qu'il n'avait pas serré le frein, le chauffeur descendit pour remettre le moteur en marche. La voiture démarra, renversa le chauffeur, plongea par-dessus le parapet dans la Seine.
Les enfants et leur nurse furent noyés.

Le restant de sa vie se déroula tristement
parmi les clabaudages de langues scandalisées, les visages ironiques de reporters, les menaces des huissiers, les remontrances des directeurs de palaces apportant leurs notes trop longtemps impayées.
Isadora buvait trop, elle se sentait irrésistiblement attirée par les jeunes gens élégants, ses cheveux passèrent par toutes les nuances du rouge vif, elle ne se donnait jamais la peine de se farder convenablement,elle était désordonnée dans sa toilette, n'ayant que faire de garder sa ligne, ne cherchait jamais à savoir ce que devenait son argent,
mais un grand souffle vivifiant
emplissait les salles
quand cette femme en forme de poire aux bras immenses et magnifiques descendait lentement du fond de la scène.
Elle n'avait peur de rien; elle était une grande danseuse.
Dans sa propre ville de San Francisco, les politiciens ne voulurent pas la laisser danser dans le théâtre grec qu'en raison de son influence ils avaient fait construire.
Partout où elle allait elle offensait les philistins. A la déclaration de la guerre elle dansa La Marseillaise, mais cela fut jugé irrespectueux et elle se mit l'opinion à dos
en refusant d'abandonner Wagner ou d'exprimer les sentiments convenables
de satisfaction face à cette boucherie.

Au cours de sa tournée en Amérique du Sud
elle ramassa des hommes un peu partout,
un peintre espagnol, un couple de boxeurs, un soutier sur le paquebot, un poète brésilien,
se bagarra dans les dancings à tango, engueula les Argentins depuis la scène en les traitant de nègres, triompha magistralement à Montevideo et au Brésil; quand elle avait de l'argent, elle ne pouvait s'empêcher de le dépenser scandaleusement en danseurs de tango, en cadeaux, en soupers fins après le théâtre, le geste généreux,non, mettez tout sur ma note. Les directeurs l'escroquaient. Elle n'avait peur de rien, n'avait jamais honte devant l'opinion publiques des clabaudages de langues scandalisées, des manchettes des journaux du soir.
Quand Octobre fit craquer l'écorce du vieux continent, elle se souvint de Saint-Pétersbourg, des cercueils défilant à travers les rues silencieuses, des visages blêmes, des poings serrés cette nuit-là à Saint-Pétersbourg et elle dansa la Marche Slave
en agitant un chiffon d'étamine rouge sous le nez des vieilles rombières de Boston au Symphony Hall,
mais quand elle se rendit en Russie pleine d'espoir à la pensée d'y fonder une école, avide d'une nouvelle vie dans la liberté, elle s'aperçut que tout était trop énorme, trop difficile: le froid la vodka, les poux, le manque de service dans les hôtels, le nouveau et l'ancien entassés pêle-mêle, la graine qui germe à côté du tas de ferraille, elle n'eut pas la patience d'attendre, sa vie avait été trop facile;
elle ramassa un poète aux cheveux jaunes
et le ramena
en Europe et dans les palaces.
Essenine mit à sac tout un étage de l'Aldon à Berlin au cours d'une beuverie, il saccagea une suite au Continental à Paris. Quand il rentra en Russie, il se suicida.
Tout était trop énorme, trop difficile.
Quand il ne fut plus possible de trouver de l'argent pour l'Art, pour les foules de gens qu'elle nourrissait et abreuvait dans les suites des palaces, pour louer des Rolls Royces et loger ses élèves et ses disciples,
Isadora émigra sur la côte d'azur afin d'écrire ses mémoires et soutirer un peu d'argent au public américain qui, sitôt la guerre terminée, avait pris conscience de la stupidité du matérialisme , de la beauté des grecs, des scandales et de l'Art, et qui avait encore des dollars à dépenser.
Elle prit un studio à Nice, mais elle ne put jamais payer le loyer.
Elle s'était fâché avec son milliardaire . Ses bijoux, la fameuse émeraude, le manteau d'hermine, les oeuvres d'art que lui avaient offertes les artistes , tout était parti chez les prêteurs sur gage ou avait été saisi par les directeurs d 'hôtel. Il ne lui restait plus que les draperies bleues qui avaient vu ses triomphes d'antan, un sac de cuir rouge et un vieux manteau de fourrure déchiré dans le dos.
Elle ne pouvait s'empêcher de boire ni de nouer ses bras autour du cou du premier jeune homme venu; quand elle avait de l'argent, elle organisait une fête ou le distribuait.
Elle tenta de se noyer mais un officier de marine anglais la tira de la Méditerranée un soir au clair de lune.


Un jour, dans un petit restaurant de golfe Juan , elle ramassa un gigolo de belle allure qui tenait un garage et possédait une Bugatti de course.
Sous prétexte qu'elle lui achèterait peut-être sa voiture, elle le fit venir à son studio pour qu'il lui fasse faire un petit tour;
ses amis ne voulaient pas la laisser partir, protestaient qu'il n'était qu'un mécano; elle insista, elle avait bu quelques verres (plus rien ne l'intéressait sur terre que quelques verres et un beau jeune homme) ;
elle monta à côté de lui et
elle jeta son écharpe à lourdes franges autour de son cou en un grand geste qui lui était coutumier et
se retourna et dit,
avec le rude accent californien que son français n'avait jamais perdu :
Adieu, mes amis, je vais à la gloire.
Le mécano mit le moteur en marche et démarra.
Sa lourde écharpe qui flottait se prit dans dans une roue, se tendit fortement. Sa tête fut projetée contre le rebord de la voiture. La voiture s'arrêta instantanément; le cou était brisé,le nez écrasé, Isadora était morte.

Ponctuation et espaces sont à l'origine. Pour tenter de comprendre, bref pour entrer dans ce monde, se référer à la préface de Philippe Roger dans la trilogie "USA" (collection Quarto-Gallimard)
L'expérience de lire quelques passages du texte (les plus allégoriques) à voix haute est surprenante. On s'aperçoit que les espaces et les ponctuations si particulières donne une vie , une force et une vigueur incomparables.
Bref, la modernité avant l'heure pour ce texte écrit en 1936.

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