lundi 3 janvier 2011

En marge


Mon père, ai-je dit, était français. Mais ma mère était une pure fille de Limehouse, pétrie dans l'alcool comme un pudding fade. Elle rêvait tout haut, quand elle était ivre, et disait des mots obscènes d'une petite voix plaintive.
Moi, les sourcils arqués au maximum et les oreilles pointues, j'écoutais cela. Je savais déjà ricaner avec ma soeur  aux bons passages. Ma soeur -je voudrais bien me rappeler son nom- parlait admirablement le langage de la rue. Les mots  orduriers, dans sa bouche un peu grande, éclataient comme des coups de tonnerre ou pénétraient l'oreille ainsi que des aiguilles. Et pourtant, à travers ses cheveux blonds emmêlés qui lui retombaient toujours sur la bouche, certains mots secrets se transformaient en roses sur ses lèvres. Ce miracle n'était qu'un des nombreux prestiges de l'enfance...
...A partir de mes quinze ans, le monde s'ouvrit pour moi comme un grand magasin de nouveautés. Je concevais ainsi Londres, de même qu'un magasin de nouveautés où l'on achète tout, depuis la layette jusqu'au cercueil.
Dans ce magasin, il y avait les patrons que l'on ne voyait pas, les vendeurs et les vendeuses, et les choses à vendre qui étaient tantôt les patrons, tantôt les vendeurs et vendeuses, tantôt les clients. En se vendant soi-même, on pouvait acheter autre chose de moins usé, de moins dégoûtant ou de plus nouveau que soi-même.
Ainsi, la vie prenait un sens agréable et, malgré ma pauvreté, je connaissais de bons jours parmi les bons jours permis à mon milieu....
... Nos visages marqués par la misère produisirent ce miracle. Tess abandonna sa chambre et tous les accessoires  diaboliques de sa jeunesse. Elle travaille maintenant dans une usine de Putney. Elle porte un fichu croisé sur ses épaules. Pour se rendre à son travail, elle file le long des murs, telle une belette. Elle est grise comme les murs et comme le travail mal rétribué. Le jour de repos, elle reste chez elle. Son ménage ne lui prend guère de temps. Quand tout est en ordre, elle s'allonge sur son lit et ferme les yeux.
Pour vivre, peut-être, une existence incompréhensible, au milieu des odeurs et des sons, où les hommes naissent, tournent et s'éteignent  de même que des lumières.
Pierre Mac Orlan
Docks-  in "Sous la lumière froide"
(Gallimard -1961)
Mac Orlan, c'est du roman noir, du Goodis ou Thompson avant l'heure. Bref, du beau, du poétique comme on l'aime dans ce blog.

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