vendredi 14 janvier 2011

King-Kong


Je me rendis à une réception et corrigeai une prononciation. L'homme dont j'avais rectifié l'accent se réfugia dans la cuisine. Je fis l'éloge d'un Bonnard. Ce n'était pas un Bonnard. Mes nouvelles lunettes,expliquai-je, et je suis terriblement désolé mais des différences significatives m'échappent, la vodka m'épuise, je ne suis plus très jeune, les services essentiels sont maintenus. Dehors, tambours, tambours, tambours. J'ai pensé que si je pouvais te persuader de dire "non", ma propre responsabilité serait alors limitée ou transformée, un autre genre de vie serait alors possible, différent de celui que nous avions précédemment, un peu sceptiquement, vécu ensemble.
Mais tu t'étais éloigné dans une autre pièce pour vérifier l'effet sur l'assistance de ta blouse à ruchés et de ta longue jupe cramoisie. Des mains géantes, noires, couvertes d'une épaisse fourrure, s'avançant à travers les fenêtres. Oui, c'était King Kong , de retour, et tous les invités poussèrent de grands cris de fatigue et de dégoût, examinant la situation à la lumière de leurs besoins et émotions propres, souhaitant que le singe fût réel ou de papier mâché selon leur tempérament ou bien se demandant si d'autres choses excitantes pouvaient se produire dehors dans la nuit blanche et fraîche.
"L'avez-vous vu?"
"Prions."
Les tâches importantes d'une société sont souvent confiées à des gens qui souffrent de défauts fatals. Nous fîmes de grands efforts, naturellement, c'était l'intelligence que d'en faire, d'extraordinaires efforts étaient monnaie courante. Ton enthousiasme  était et demeure remarquable. Mais ce n'est peut-être pas une bonne idée que de transposer dans la vie privée des attitudes qui n'ont pas eu de succès dans le domaine administratif. L'enthousiasme n'est pas drôle pour tout le monde. Je me rends bien compte que les rôles changent . Kong lui-même est maintenant un professeur-adjoint d'histoire de l'art à Rutgers et coauteur  d'un texte sur la sculpture tombale; s'il choisit de se rendre à une réception  en passant par la fenêtre, c'est tout bonnement  pour essayer de se rendre intéressant.
Donald Barthelme
La réception  in "La ville est triste"
L'imaginaire / Gallimard
On dit souvent (mais on dit tant de choses, peut-être trop?) que la lecture de Barthelme est déroutante.
Oui, mais toute lecture ne se doit-elle pas d'être déroutante?
J'attends vos impressions (oui, vos impressions, c'est inscris, là-haut, juste à côté du nom du blog.)

2 commentaires:

  1. Je n'ai pas (encore) lu Barthelme mais je crois qu'en effet une lecture doit être déroutante pour amener à une réflexion. Après cela dépend aussi de la raison pour laquelle nous lisons et de ce que nous mettons dans le terme "lecture".

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  2. Barthelme, je l'ai connu grâce à Carver. Il y a tant de choses que je dois à Carver!
    Je crois savoir ce qui plaisait tellement au poète.C'est sûrement cette recherche constante d'une nouvelle écriture plus cursive et détonante.
    Comparable, par exemple, à "Cathedral"dans le recueil "les vitamines du bonheur".
    Pour ma part, je vie pour lire et non l'inverse.

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