"J'aime lire allongée sur un canapé, mais ceci n'est pas une profession, hélas." Fran Lebowitz
lundi 31 janvier 2011
Quelques minutes dans la vie d'Oblomov
Dix-septième jour (après B.A.)
Mon propriétaire est un Oblomov tunisien.
L'homme a décidé d'ignorer totalement ce monde insensé et stupide qui vient de naître en restant, comme Oblomov ou Jonas, tranquillement installé sur son divan ou dans le ventre de la baleine. Pourtant, au contraire de ses deux doubles, il a choisi de vivre intensément dans son jardin.
Je lui donne 65 ans, ses cheveux et sa barbe sont plus "sel" que "poivre" et on peut dire qu'il ne se soucie guère de son apparence vestimentaire.
Son univers ressemble à un vrai décor hollywoodien. On ne peut compter les variétés de plantes grasses tant elles sont nombreuses. On ne peut sentir toutes les fleurs de peur de s'évanouir.
Le jardin qui entoure notre grande maison de quatre étages est symétriquement quadrillé de sentiers carrelés, aux couleurs vertes et bleues. Il y a aussi une grande volière avec des oiseaux dont j'ai renoncé à apprendre le nom, de drôles de poules avec un duvet blanc sur le haut de la tête et quelques faisans.
Tradition du peuple tunisien, on trouve aussi les cages pour chardonnerets, accrochées juste au-dessous de ma fenêtre de cuisine, face à l'autre volière, celle des mésanges et tourterelles.
Comme dans un film célèbre, dès que le premier rayon du soleil vient éclairer les cages, le concert en chardonnerets majeur débute.
Son premier travail, dès l'aube, est de nourrir les poules (les autres, les travailleuses). Puis, vient le moment de l'élagage, du nettoyage, pour finir avec l'arrosage, indispensable pour la survie de tout ce joli monde.
Sa circumnavigation s'achève souvent devant la porte de son royaume où il observe, les mains sur les hanches, les passants qui empruntent sa rue. A chacun d'entre eux, il distribue un petit message bref, lancé avec une voix rocailleuse. Un "bonjour" ou un "ça va?" qui n'attend pas de réponse, la journée est beaucoup trop courte pour la tâche qu'il s'est fixé. Dans le village, tous les habitants sont de sa famille, proche ou éloignée. Une grande famille dont beaucoup de membres ne se sont pas réfugiés dans un pays ami pour sauver leur capital mais sont allés travailler en Europe pour se nourrir.
C'est donc devant la porte que je le retrouve pour lui donner notre loyer.
Son sourire est plus un plissement de paupières qu'un réel sourire. Il attrape les billets et les salit instantanément de terre et de feuilles avant de les fourrer dans la poche de son pantalon.
Je veux savoir son sentiment sur ce qu'on appelle la révolution.
Il plisse encore des paupières et secoue la tête.
Il pourrait me tenir un discours sur la situation économique, sur les hôtels totalement vides et les traites de fin de mois qui viennent à terme. Si lui est maintenant à la retraite, après avoir travaillé 30 ans en Allemagne, d'autres dans le pays, ceux qui voudraient bien travailler, voient venir ce moment avec anxiété.
Il serait aussi totalement capable de me parler des expropriations arbitraires dont des membres de sa famille ont étés victimes, des magouilles de son percepteur, des pots de vins des policiers etc..
Lui, choisit de me montrer les huit panneaux solaires achetés avant la révolution.
Car, il faut dire que le bougre est un écolo convaincu. Il récupère l'eau de notre consommation journalière pour la répartir sur ses petites chéries depuis pas mal d'années, en tout cas, bien avant que le Prince Charles n'en parle à la télévision!
Bon, les panneaux solaires. C'est un programme lancé par le précédent gouvernement qui finançait jusqu'à 75% l'opération. Les panneaux sont bien là, devant nous, mais le type chargé de les installer, lui, est en fuite.
Sera-t-il de retour un jour? Dieu seul le sait.
Bon, il doit maintenant me quitter, le travail l'appelle.
Je lui dis au revoir mais, comme à son habitude, il ne m'entends pas.
J'avais oublié de vous le préciser, mon Oblomov est aussi totalement sourd.
Julius Marx
"Oblomov" Ivan Gontcharov-1859
Parmi les nombreuses adaptations de ce classique Russe, signalons "Quelques jours de la vie d'Oblomov", le très beau film de Nikita Mikhalkov (1979)
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Ah ! BA a même touché aux panneaux solaires ! Un écolo lui aussi !
RépondreSupprimerah rachid oblomov (quelle huile!)
RépondreSupprimerQuel plaisir de lire ton Oblomov... comme ça avant de rejoindre Morphée. Juste le temps de te faire partager notre plaisir. Nous étions avec toi, avec lui, dans ce jardin. Bises à toi, à vous. Laurent et Géraldine.