mardi 8 mars 2011

Le petit jardinier


Et je demandai qui était cet enfant que j'avais entrevu dans la cuisine, occupé à s'amuser avec des plantes, avec sur le dos une resplendissante chemise bleu turquin, et le bon vieillard me répondit qu'il s'agissait de Roger, un coeur simple, né à Paris, de mère française, non pas dix ou quinze ans auparavant, mais trente.
Il n'y avait rien à répliquer, mais je me demandai à part moi comment ce garçon pouvait avoir trente ans, et pourquoi il était vêtu de bleu, comme pour quelque grande fête à l'église....///
...A table, on avait placé à côté de moi Roger avec sa chemise bleue toute neuve. Roger n'avait pas beaucoup grandi, il était resté un petit garçon ; un enfant du Paradis, tout simplement.
Sa petite silhouette (celle d'un garçon de douze ans) s'achevait par une tête presque rouge, fine, avec deux yeux pleins de joie et de silence, pleins d'un rire humble et d'une antique stupeur. des yeux gais, sans histoire, et avec toutes les histoires possibles ; sans espoir, et cependant brillants de paix,d'amour. Comment cela pouvait se faire, je ne le comprenais pas.
Il nous écoutait en silence, nous regardant tous, toujours avec ce rire muet, et cette étoile au fond du plus bleu de ses yeux. Ses parents me dirent que la profession de Roger était : jardinier. A Paris, Roger est jardinier, il soigne les belles plantes chez les gens comme il faut, gratte de ses mains fines la terre, dans laquelle il met à dormir les graines pour les printemps suivants : telles sont ses études, telle est sa carrière...///
... La silencieuse "Madame" avait elle aussi à faire, c'est pourquoi celui qui m'accompagna  ensuite jusqu'au taxi ce fut le petit jardinier , encore plus petit dans le crépuscule, encore plus mystérieusement resplendissant.
Alors je revois les rails, la fumée sur les rails , j'entends de nouveau la lamentation des trains et, peut-être à cause de la chemise bleue du jardinier, de cette langue muette et de ces yeux resplendissants, tout à coup le ciel de Paris se rouvre, il est bleu comme chez les impressionnistes, entre des virgules de cendre, il est rempli de chants, de vols, de chevaux ailés portant des garçons et des filles, d'anges qui volent en biais, les ailes fermées, au-dessus de Saint-Germain-des-Près, de Notre-Dame, des bouquinistes des quais de Seine, au-dessus des îles, du pont d'Austerlitz  et des Tuileries. Chagall va et vient, et la France s'élève et s'en va.
 Nous la reverrons ce soir dans le ciel serein.
Le petit jardinier sourit, déjà loin.
Mais moi, France, je ne t'oublierai point.
Anna-Maria  Ortese  Le murmure de Paris 
(Terrain Vague Losfeld  1989)
Comme le dit le  traducteur de ce texte Claude Schmitt : "Anna-Maria Ortese, c'est une écriture au bord du vertige".
J'ai lu ce texte il y a dix ans et il est encore au plus profond de mon esprit. Il en va de même pour la plupart des écrits de la grande Dame. Alors, si  l'expérience vous tente et si vous n'avez pas peur de tomber, je vous conseille humblement "La mer ne baigne pas Naples" comme première lecture, avec la resplendissante  nouvelle qui ouvre le livre : Une paire de lunettes.

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